72.
Néfer était troublé.
— « Un grand danger »... La femme sage n’a rien dit d’autre ?
— Non, répondit Claire ; elle est partie pour le temple.
— La femme sage n’a pas coutume de parler sans raison... Puisqu’elle a évoqué la terrifiante déesse lionne, la menace est des plus sérieuses.
— À quoi penses-tu ?
— Je ne vois pas... Je ne vois vraiment pas. Le village se trouve sous la protection de Ramsès le Grand, et personne n’oserait contester son autorité.
Claire n’avait aucune hypothèse sérieuse à émettre, mais elle avait constaté que la femme sage était une authentique voyante. Sa prédiction ne devait pas être prise à la légère, mais comment lutter contre un péril dont on ignorait la nature ?
Karo le Bourru frappa à la porte.
— Le chef d’équipe désire voir Néfer... C’est très urgent. Plusieurs membres de l’équipe de droite étaient réunis devant la demeure de Neb l’Accompli. Le Silencieux entra alors que la femme sage sortait de la chambre du maître d’œuvre.
— Ce sont ses derniers moments, révéla-t-elle. Hâte-toi. La réalité qu’occultait l’équipe de droite lui sautait au visage Neb l’Accompli était un homme âgé, et la vieillesse avait brusquement cessé de l’épargner. Sa robustesse paraissait inusable, mais ses défenses avaient cédé d’un seul coup au point de le rendre presque méconnaissable.
Le maître d’œuvre était assis sur un fauteuil dont les pieds avaient la forme de pattes de lion. Il portait une robe de cérémonie qui soulignait sa dignité. Son souffle était court, son regard épuisé.
— Mes années se sont écoulées dans la joie du cœur, dit-il à Néfer. Je n’ai pas agi contre la règle de notre confrérie et je n’ai pas commis d’acte dévié. Tu es devenu un sculpteur accompli, apprécié de tous, mais il te faudra apprendre à diriger. Cherche chaque occasion d’être efficace de sorte que ta manière de gouverner soit irréprochable. Que l’on te respecte en fonction de tes compétences et du calme de ton langage, ne donne des ordres que lorsque les circonstances l’exigent. Ne laisse pas un médiocre prendre des directives ou distribuer des consignes, car il gâcherait l’œuvre et sèmerait le trouble. Souviens-toi que grand est le grand dont les grands sont grands, et vénérable celui qui est entouré d’êtres nobles en esprit. Ta tâche ne sera pas facile, mais je meurs tranquille, car je sais que nul poids ne sera trop lourd pour tes épaules.
La tête de Neb l’Accompli s’inclina lentement, comme s’il saluait son successeur.
— Je refuse, dit Néfer à Kenhir. Neb l’Accompli était pour moi un maître et un modèle, c’est pourquoi je refuse de lui succéder. Mon seul but est de servir la confrérie et l’équipe de droite, non de la diriger. La confiance de Neb l’Accompli me touche au plus profond de moi-même, mais il a surestimé mes capacités.
— Il ne t’appartient pas de te juger toi-même, rétorqua le scribe de la Tombe. Et Neb l’Accompli, fort de son expérience et de sa lucidité, n’a fait qu’entériner la décision prise par Ramosé. C’est le scribe de Maât qui t’avait reconnu comme le futur chef de l’équipe de droite et maître d’œuvre de la confrérie. La Place de Vérité t’a transmis sa science, et tu as vu la lumière dans la Demeure de l’Or. Si tu veux rester fidèle à la parole donnée et respecter Maât, remplis la fonction à laquelle tu es destiné.
Néfer cherchait des arguments pour convaincre Kenhir de modifier son point de vue. Mais comment s’opposer à Ramosé, élevé au rang d’« ancêtre à l’esprit lumineux et efficace » ? Il restait, cependant, une dernière porte de sortie.
— Ma nomination ne devrait-elle pas être approuvée à l’unanimité par les membres de l’équipe de droite ?
— C’est indispensable, en effet, car nul ne saurait diriger sans être aimé et reconnu par le cœur de ceux qu’il dirige. Ils seront consultés dès aujourd’hui.
Paneb l’Ardent détestait les funérailles. Turquoise refuserait de faire l’amour, Ouâbet la Pure passerait de longues heures au temple avec les prêtresses d’Hathor, le travail serait interrompu, les ateliers fermés... Et comme il s’agissait du décès d’un chef d’équipe, les funérailles seraient grandioses et la période de deuil interminable ! Il se distrairait en dessinant des caricatures des uns et des autres afin de continuer à exercer sa main qui commençait à assimiler le Trait et les proportions.
Pour l’Ardent, Neb l’Accompli était resté un homme mystérieux et lointain avec lequel il n’avait eu que peu de contacts ; aussi ne se répandrait-il pas en lamentations hypocrites. Il avait pourtant éprouvé un réel respect pour le maître d’œuvre défunt qui, après l’avoir accablé d’épreuves, lui avait ouvert la porte du clan des dessinateurs.
Paneb grignotait du poisson séché quand pénétra chez lui un Néfer visiblement en proie à un grand trouble.
— Assieds-toi et buvons... Tu en as besoin.
— Je te considère comme mon ami, Paneb, et j’espère que ce sentiment est réciproque.
— Dis-moi qui te cause des ennuis, je vais arranger ça sur l’heure.
— Tu m’as déjà sauvé la vie... Acceptes-tu de recommencer ?
— Par tous les démons du désert ! Que t’arrive-t-il ?
Néfer s’assit sur une natte.
— Le scribe de Maât, Ramosé, le maître d’œuvre Neb l’Accompli et le scribe de la Tombe, Kenhir, m’ont choisi comme nouveau chef d’équipe.
Un large sourire illumina le visage de Paneb.
— Ça devait arriver et ça ne surprendra personne ! Quelle formidable nouvelle... Remarque, avec ta rigueur innée et ton goût du travail parfait, on ne va pas s’amuser tous les jours. Mais, à la réflexion, on n’est pas ici pour ça. Lève-toi, que je t’embrasse !
— Il faut que tu votes contre moi, Paneb.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je ne souhaite pas remplir cette fonction. Or, le dernier échelon à franchir est la reconnaissance de cœur unanime des membres de l’équipe. Si tu es vraiment un ami...
— J’approuve ta nomination plutôt dix fois qu’une ! Et si l’un d’entre nous commettait l’erreur de la contester, nous aurions une discussion brève mais intense. Tu es né pour vivre dans la Place de Vérité, Silencieux ; elle t’a tout donné et, aujourd’hui, tu vas lui prouver ta gratitude en la dirigeant.
En des termes différents, Claire avait tenu le même discours que Paneb et approuvé les décisions de Ramosé, de Neb l’Accompli et de Kenhir. Elle avait ajouté que le défunt scribe de Maât avait consulté la femme sage dont la vision correspondait à la sienne
Même auprès de son épouse, Néfer n’avait trouvé aucun réconfort. Il espérait que les membres les plus âgés de l’équipe de droite émettraient des avis négatifs, critiqueraient son inexpérience ou son caractère, et provoqueraient une délibération qui contraindrait Kenhir à proposer un autre nom.
Mais personne ne contesta la désignation de Néfer le Silencieux comme successeur de Neb l’Accompli et, au contraire, chacun s’en réjouit. Le nouveau chef d’équipe avait franchi tous les degrés de la hiérarchie sans jamais s’en vanter, ne manifestait aucun penchant pour l’autoritarisme, et disposait des qualités nécessaires à l’accomplissement de l’œuvre.
Dans moins d’une heure aurait lieu la cérémonie d’investiture à laquelle Néfer n’avait plus aucune chance d’échapper, sauf s’il prenait la fuite et quittait définitivement le village.
Claire posa tendrement la tête sur l’épaule de son mari.
— Des idées folles nous traversent quelquefois l’esprit, mais ce ne sont que des mirages... Certaines luttes sont vaines, il ne faut pas y gaspiller de l’énergie. Engage-toi dans le véritable combat que tu auras à mener, la préservation et la transmission de nos trésors.
— Je voulais simplement vivre en paix avec toi, dans ce village.
— Un jour, tu as entendu l’appel et tu y as répondu. Croyais-tu qu’il ne se renouvellerait pas ? Tu n’es plus convié à devenir simplement toi-même, mais à remplir une fonction au service d’autrui et de l’esprit de la confrérie. C’est bien ainsi, et il ne faudrait pas qu’il en fût autrement.
À l’issue de la période de deuil qui avait vu la justification terrestre et céleste de Neb l’Accompli, Néfer le Silencieux avait été élevé à la dignité de chef de l’équipe de droite de la Place de Vérité dans le secret du temple dédié aux déesses Maât et Hathor.
À l’âge de trente-six ans, il lui fallait assurer la succession des maîtres d’œuvre qui avaient créé les demeures d’éternité d’illustres pharaons dans la Vallée des Rois et conçu nombre d’autres chefs-d’œuvre qu’ils avaient fait naître grâce aux multiples talents de la confrérie.
Quand il apparut sur le seuil du temple, Néfer le Silencieux reçut une triple ovation de la part de tous les villageois rassemblés.
Ému aux larmes, il perçut l’étendue de ses responsabilités et regretta le temps enchanteur de l’apprentissage où il était toujours possible de demander de l’aide à un artisan plus qualifié. Désormais, c’est lui qu’on consulterait, et ce serait à lui de donner des directives en évitant des erreurs lourdes de conséquences.
Kenhir, le scribe de la Tombe, remit à Néfer la coudée en or qui passait de chef d’équipe à chef d’équipe. Chacune de ses vingt-huit divisions contenait le nom d’une divinité et celui de la province qu’elle protégeait, et l’inscription hiéroglyphique disait : « Coudée utile pour devenir un être de lumière, puissant, à la voix juste, marqué au sceau de la vie et de la stabilité. »
Conforme à la parole de Râ, la lumière créatrice, la coudée du maître d’œuvre incarnait la règle de l’univers à laquelle il devait se conformer.
Claire fut la première à embrasser le nouveau chef d’équipe et il la serra longuement contre lui.